In girum imus nocte et consumimur igni

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samedi 1 février 2014

Pitman's shorthand manual (1927)
Une image et des mots. L'illustration est tirée de l'édition de 1927 du manuel de sténographie Pitman. 
Ce système phonétique d'écriture pour la langue anglaise a été présenté pour la première fois par Isaac Pitman en 1837. Les symboles n'y représentent pas des lettres mais des sons.
Les mots sont un extrait du petit livre publié en 2010 par le psychanalyste François Gantheret, La nostalgie du présent.

Il ne faisait [...] que retrouver le plus commun et le plus terrifiant de la condition humaine, l'imposture inhérente au fait d'être dans un monde de signes et signe soi-même, dans un monde qui double le monde "réel" comme la carte inventée par le génie de Borgés, celle qui, à l'échelle 1/1, recouvre point pour point, dans sa facticité, le pays qu'elle représente. C'est dans la fortuite déchirure de la carte que peut apparaître le sol, que le pied nu peut sentir la fraîcheur de l'herbe ou la brûlure du sable et qu'il se sait lui-même nu et sensible et participant sensuellement de ce monde duquel le sépare le langage.

samedi 7 décembre 2013

Brassaï - L'horloger de la rue Dauphine (1930)
Une image et des mots. À propos de ce qu'est le temps, Saint Augustin disait à peu près que si personne ne l'interrogeait il le savait, mais que si on le lui demandait, alors il l'ignorait...
Pour illustrer cette photo de Brassaï, L'horloger de la rue Dauphine (1930), voici un poème de Borgès, dont je proposerai ensuite une traduction :

Somos el río (Los Conjurados, 1985)

Somos el tiempo. Somos la famosa
parábola de Heráclito el Oscuro.
Somos el agua, no el diamante duro,
la que se pierde, no la que reposa.
Somos el río y somos aquel Griego
que se mira en el río. Su reflejo
cambia en el agua del cambiante espejo,
en el cristal que cambia como el fuego.
Somos el vano río prefijado,
rumbo a su mar. La sombra lo ha cercado.
Todo nos dijo adiós, todo se aleja.
La memoria no acuña su moneda.
Y sin embargo hay algo que se queda
y sin embargo hay algo que se queja
.

***

Nous sommes le fleuve (Les Conjurés, 1985)

Nous sommes le temps. Nous sommes la fameuse
parabole d'Héraclite l'Obscur.
Nous sommes l'eau, pas le diamant inaltérable,
celle qui se perd, pas celle qui dort.
Nous sommes le fleuve et nous sommes ce Grec
qui se mire dans le fleuve. Son reflet
change dans l'eau du miroir changeant,
dans le cristal qui change comme le feu.
Nous sommes le vain fleuve inévitable
orienté vers sa mer. L'ombre l'a enveloppé.
Tout nous dit adieu, tout s'éloigne.
La mémoire ne bat pas monnaie.
Et pourtant il y a quelque chose qui reste
et pourtant il y a quelque chose qui se plaint.

samedi 16 juin 2012

a/u (n.d)

Une image et des mots. Une curiara, une pirogue, en Amazonie.
Les mots sont du grand argentin Jorge Luis Borges ; ils sont l'incipit et la conclusion de sa nouvelle Les ruines circulaires (in Fictions, 1944).

Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, nul ne vit le canot de bambou s'enfoncer dans la fange sacrée...
[.....] Dans une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les murs l'incendie concentrique. Un instant il pensa se réfugier dans les eaux, mais il comprit aussitôt que la mort venait couronner sa vieillesse et l'absoudre de ses travaux. Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l'inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi n'était qu'une apparence, qu'un autre était en train de le rêver.

samedi 13 mars 2010

Kevin Schafer - Pink dolphin
Une image et des mots.
L'image aujourd'hui c'est ce beau cliché par Kevin Schafer, pour le National Geographic, d'un dauphin rose d'Amazonie. Si l'on remonte l'Orénoque en amont de son confluent avec le Ventuari, en franchissant un formidable dédale de rapides parsemés de centaines d'îles et d'îlots, on parvient à une petite communauté d'indiens Curripacos qui porte le nom de Cariche. Ce joli village est situé sur la rive droite du fleuve (lorsqu'on le remonte), à la confluence d'un petit "caño" qui lui a donné son nom.
S'engager dans ce "caño" est chaque fois un émerveillement. Il faut parfois, pendant ou après de fortes pluies par exemple, dégager le petit cours d'eau des troncs et des branches qui l'encombrent pour pouvoir progresser, et parvenir enfin à une forme de petite lagune où, immanquablement, on pourra observer une famille de ces merveilleux animaux.
Ici nommée "boto" ou "tonina", il s'agit de la variété Inia geoffrensis, commune aux bassins de l'Orénoque et de l'Amazone, qui est aujourd'hui sévèrement menacée d'extinction comme tous les dauphins d'eau douce dans le monde, dans le Gange ou le Mékong. Le "baiji" quant à lui, le dauphin bleu du Yang-tsé, s'est officiellement éteint en 2007.
Les mots qui suivent sont de Borgès, extraits de son Manuel de zoologie fantastique.

"Passons, maintenant, du jardin zoologique de la réalité au jardin zoologique des mythologies, dont la faune n'est pas de lions mais de sphinx et de griffons et de centaures. La population de ce deuxième jardin devrait excéder celle du premier, puisqu'un monstre n'est pas autre chose qu'une combinaison d'éléments d'êtres réels et que les possibilités de l'art combinatoire frisent l'infini. [.....] Cela, pourtant, n'arrive pas; nos monstres naîtraient morts, grâce à Dieu. Flaubert a rassemblé, dans les dernières pages de La Tentation, tous les monstres médiévaux et classiques et il a essayé, nous disent ses commentateurs, d'en fabriquer; le chiffre total n'est pas considérable et ils sont très peu ceux qui peuvent agir sur l'imagination des gens. Celui qui parcourra notre manuel constatera que la zoologie des songes est plus pauvre que la zoologie de Dieu."

samedi 6 février 2010

Une image et des mots. J'ai découvert par hasard ce petit film d'animation, ici, qui bien sûr, et malgré une tonalité sans doute plus proche de Kafka que de Borges, évoque immédiatement les aberrations spatiales d'Escher.
À quelle connaissance de l'espace et de l'objet notre perception nous permet-elle d'accéder ? Nous savons que ces moines ne gravissent ni ne descendent cet escalier impossible, inspiré du triangle paradoxal de Penrose, ici, mais peut-on le "voir" ?

Escher - Ascending and descending
(lithographie 1960)
Peu importe; c'est à l'infini, et à l'idée de l'éternel retour, qu'Escher nous confronte.

« Le temps peut-il être enclos dans le mouvement nécessaire d’une liaison logique? » s’interrogeait le philosophe mathématicien - et marxiste - Pierre Raymond (in La résistible fatalité de l'histoire)

Pour aller plus loin dans la réflexion à laquelle invite le travail du graveur hollandais, un livre de Douglas Hofstadter ici.
Plus qu'une mise en relation des mathématiques, des arts, et de la musique, il s'agit ici d'étudier dans quels mécanismes neurologiques cachés la cognition trouve son origine.

Et, pour découvrir l'oeuvre d'Escher, c'est ici.


Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : ” Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir

"Nous reviendrons avec le cours des choses réversibles, avec la marche errante des saisons, avec les astres se mouvant sur leurs routes usuelles [...]
[...] et les signes qu'aux murs retrace l'ombre remuée des feuilles en tous lieux, nous les avions déjà tracés."
Saint-John Perse, Vents