In girum imus nocte et consumimur igni

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dimanche 27 avril 2025

Roger Shall - Le Normandie (1935)
Le vide-grenier du dimanche. Deux clichés du photographe français Roger Schall (1904-1995), déjà présenté le 11 mai 2008 avec Le balayeur de la rue Visconti et Le marché au timbres de l'avenue Matignon.
Voici donc deux nouvelles images de Roger Schall, prises la même année et que je n’ai pu m’empêcher de rapprocher : d’un côté, le Normandie, paquebot emblématique de l’entre-deux-guerres, dont Schall photographia le voyage inaugural aux côtés de Blaise Cendrars (voir ma première publication) ; de l’autre, une vue du Normandy, restaurant parisien désormais disparu.

R. Schall - Le Normandy (1935)



Deux lieux de passage, deux mises en scène du luxe à la française - flottant pour l’un, bien ancré rive droite pour l’autre -, mais aussi deux façons de raconter une époque par ses façades, ses volumes, ses reflets. Deux lieux très différents, mais une même manière de faire apparaître ce qui se joue derrière les apparences. Ce que j’aime chez Roger Schall, c’est ça : cette capacité à capter l’élégance sans la figer, à enregistrer une présence humaine même là où elle semble absente. Le photographe de mode qu'il a été laisse parfois entrevoir, à la marge, un témoin plus discret, attentif aux traces, à ce que les lieux racontent à voix basse.

samedi 26 avril 2025

Ute de Naumbourg
Une image et des mots. À la question « Pourquoi l’homme est-il fasciné par la beauté ? », Aristote aurait répondu :
« C’est la question d’un aveugle ! ».
Voici un détail d’un chef-d’œuvre du gothique allemand, que l'on peut admirer dans la cathédrale de Naumbourg : la statue de Uta von Ballenstedt, margravine de Misnie, un État médiéval du Saint-Empire romain germanique. Elle aurait inspiré, chez Disney, le dessin de la marâtre de Blanche-Neige.
Pour l’accompagner, j’ai choisi un sonnet de Baudelaire, extrait des Fleurs du Mal (1857)

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études;

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!

dimanche 20 avril 2025

W. Plewinski - Suzy, London (1968)

Le vide-grenier du dimanche. Deux oeuvres du photographe polonais Wojciech Plewinski (b.1928). 
Figure majeure de la génération des photographes d'après-guerre, il est à rapprocher des grands photographes humanistes français comme Boubat et Doisneau.

W.P. - Witowice dolne (1976)

Explorant les thèmes de l'identité et de la culture, Plewinski photographie avec un grand souci de sincérité et d'authenticité des visages, des silhouettes, de petites histoires humaines qui dépassent par leur signification la vie du seul être photographié. Témoignage poétique de l'âme humaine, la photographie humaniste est un art de la rencontre, disait Martine Franck.

dimanche 13 avril 2025

C.D. F. - Femme à la fenêtre (1822)
Le vide-grenier du dimanche. Deux oeuvres de l'allemand Caspar David Friedrich (1774-1840).
Né sur les rives de la Baltique, alors sous domination suédoise, il grandit dans un environnement empreint de piété luthérienne, et est marqué dès l’enfance par plusieurs deuils familiaux. Ces pertes précoces, combinées à une profonde intériorité, vont nourrir une œuvre où la solitude, le silence et la quête spirituelle occupent une place centrale.
Formé à l’Académie de Copenhague, il s’imprègne du néoclassicisme et va s'imposer dès le début du XIXe siècle comme l’un des principaux représentants du romantisme allemand ; il ne s’agit plus de représenter la nature de manière fidèle, mais d’en faire le miroir d’un état d’âme : " le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui.". Cet homme, disait de lui le sculpteur David d'Angers, a découvert le tragique du paysage.

C.D. F. - Le soir (1821)
Et les paysages de Caspar Friedrich - étendues enneigées, montagnes brumeuses, ruines gothiques ou silhouettes solitaires face à la mer -, ne sont pas de simples décors.
Ils sont une confrontation entre l’homme, souvent de dos (le fameux "Rückenfigur"), et l’infini. 
Peu soucieux des modes, Friedrich reste à l’écart des cercles officiels et son style, jugé trop sombre ou passéiste au fil du siècle, va tomber progressivement dans l’oubli après sa mort en 1840. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, puis le XXe, pour qu’il soit redécouvert par les symbolistes, les expressionnistes, et plus tard les surréalistes.
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dimanche 6 avril 2025

K. Struss - Woman and branch (1912)
Le vide-grenier du dimanche. Deux clichés du photographe américain Karl Struss (1886-1981). Natif de New York, il se forme d’abord à la photographie au sein de la Columbia University, tout en travaillant dans l’atelier familial de fabrication de chapeaux. Très tôt, il se passionne pour la lumière, les textures, les effets atmosphériques. Il est parmi les premiers aux États-Unis à expérimenter les procédés autochromes, une technique de photographie couleur encore balbutiante à l’époque.
Ses premières œuvres, influencées par le pictorialisme, se caractérisent par une esthétique douce, presque impressionniste, à mi-chemin entre la peinture et la photo.
En 1910, ses images sont exposées par Alfred Stieglitz (voir nov. 2011) au sein de la célèbre galerie 291, aux côtés d’Edward Steichen (voir mars 2010) et Clarence White (qu'il faudra que je présente aussi), un signe de reconnaissance précoce et rare pour un si jeune photographe.

K.S. - Brooklyn Bridge, NY (1913)

Mais Struss ne s’arrête pas là. Fasciné par les possibilités narratives de l’image en mouvement, il se tourne vers le cinéma et s’installe à Hollywood en 1919. Il devient rapidement un directeur de la photographie recherché, qui va collaborer avec les plus grands réalisateurs de l’époque.
Sa carrière décolle véritablement avec "L'Aurore" (1927), chef-d'œuvre de F.W. Murnau - un de mes films préférés -, pour lequel il reçoit l’un des tout premiers Oscars de la meilleure photographie. Ce film est magnifique et reste une référence absolue pour son usage novateur de la lumière, des superpositions et des mouvements de caméra.
Par la suite, et tout au long de sa carrière, Struss va collaborer avec des réalisateurs majeurs comme Cecil B. DeMille ou Charlie Chaplin (L'Émigrant, Le Dictateur). Son approche, marquée par son passé de photographe - composition soignée, clairs-obscurs subtils -, va participer à l’élaboration du style visuel du cinéma hollywoodien classique.
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samedi 5 avril 2025

O.S. - Nature morte (2015)
Une image et des mots. " L’escargot est naturellement héroïque, disait Alexandre Vialatte, car il ne recule jamais. » Pourtant, pour accompagner ce détail d’une nature morte d’Olga Smirnova (Nature morte aux raisins et à l’escargot, 2015), j’ai préféré une figure bien moins flatteuse : celle imaginée par Hans-Christian Andersen dans son conte Le rosier et l’escargot.

Le jardin était entouré de noisetiers. Au milieu, fleurissait un rosier, et sous lui vivait un escargot.
— Attendez que mon temps arrive ! disait l’escargot. Je ferai des choses bien plus grandioses que de fleurir, ou donner des noisettes, ou donner du lait comme les vaches et les moutons.
— Quand les ferez-vous ? demanda le rosier.
— Je prends mon temps. Attendre est plus excitant.
[…]
Un an plus tard, l’escargot était toujours là. Le rosier, lui, avait produit des fleurs fraîches, emportées par le vent ou cueillies.
— Rien n’a changé, dit l’escargot. Toujours des roses. Vous n’évoluez pas.
— Je ne peux pas faire autrement. Je sens une force de la terre et du ciel. Alors je fleuris. C’est ma vie.
— Vous avez eu la vie facile, dit l’escargot. Moi, j’ai une pensée plus profonde. Le monde ne m’intéresse pas, je me suffis.
— Mais nous ne devrions pas donner le meilleur de nous-mêmes ? Moi, je donne mes roses. Et vous, que donnez-vous ?
— Je crache sur le monde ! Je n’ai besoin que de moi.
Et l’escargot rentra dans sa coquille et la referma.
— C’est triste, dit le rosier. J’ai vu une femme garder une rose dans son missel, une autre fut portée par une jeune fille. Un enfant en a embrassé une. Cela m’a rendu heureux. Voilà ma vie.
[…]
Les années passèrent. L’escargot et le rosier devinrent poussière. Mais de nouveaux rosiers fleurirent. Et de nouveaux escargots grandirent à leurs pieds.
Ils rentraient dans leur coquille… car le monde ne les concernait pas. Allons-nous relire cette histoire une nouvelle fois ? Elle ne sera pas différente.

Dans ce conte, Andersen oppose deux figures : l’escargot, replié sur lui-même, convaincu de sa supériorité et trop « profond » pour agir, et le rosier, modeste mais généreux, qui offre ses fleurs sans rien attendre. L’escargot devient la métaphore d’un individualisme stérile, qui refuse de se mêler au monde au nom d’un idéal jamais réalisé. À l’inverse, le rosier incarne la fécondité de ceux qui, sans se poser en donneurs de leçons, apportent de la beauté et de la joie au monde - parfois à leur insu. Le conte dénonce avec légèreté l’illusion d’un dépassement de soi - ou même tout simplement d'une importance de soi -, qui, à force de mépriser les choses simples, finit par ne rien produire.

MG1 ICI