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Brueghel l'Ancien - Le triomphe de la mort (1562) |
Une image et des mots. Cette oeuvre de Pieter Brueghel l'Ancien,
Le Triomphe de la Mort (1562), est conservée au Musée du Prado, à Madrid.
Dans son
Histoire de la peur en Occident, Jean Delumeau écrit ceci :
« Il n’y a pas à chercher bien loin où Brueghel a puisé l’idée de la charrette pleine de squelettes qui figure dans son Triomphe de la mort.
Durant une vie d’homme de la ville, il était normal d’avoir vécu au moins une peste et assisté au stupéfiant va-et-vient des tombereaux entre les maisons et les fosses communes.»
Cette charrette, c'est mon lien avec le poème de Wilfred Owen (1893-1918) que voici... Considéré comme le plus grand poète de guerre de langue anglaise, celui qui dans ces lignes dénonçait l'absurdité de la guerre est mort quelques jours avant l'armistice, à l'âge de vingt-cinq ans.
Dulce et decorum est.
Bent double, like old beggars under sacks,
Knock-kneed, coughing like hags, we cursed through sludge,
Till on the haunting flares we turned our backs,
And towards our distant rest began to trudge.
Men marched asleep. Many had lost their boots,
But limped on, blood-shod. All went lame; all blind;
Drunk with fatigue; deaf even to the hoots
Of gas-shells dropping softly behind.
Gas! GAS! Quick, boys!—An ecstasy of fumbling
Fitting the clumsy helmets just in time,
But someone still was yelling out and stumbling
And flound’ring like a man in fire or lime.—
Dim through the misty panes and thick green light,
As under a green sea, I saw him drowning.
In all my dreams before my helpless sight,
He plunges at me, guttering, choking, drowning.
If in some smothering dreams, you too could pace
Behind the wagon that we flung him in,
And watch the white eyes writhing in his face,
His hanging face, like a devil’s sick of sin;
If you could hear, at every jolt, the blood
Come gargling from the froth-corrupted lungs,
Obscene as cancer, bitter as the cud
Of vile, incurable sores on innocent tongues,—
My friend, you would not tell with such high zest
To children ardent for some desperate glory,
The old lie:
Dulce et decorum est pro patria mori.
***
(Traduction de Georges Gernot)
Pliés en deux comme de vieux mendiants sous leur sac,
Les genoux cagneux, toussant comme des sorcières, jurant, sacrant, nous avancions dans la boue,
Jusqu'à tourner le dos aux fusées éclairantes, notre hantise
Et à nous mettre à patauger péniblement vers notre lointain repos.
Les hommes dormaient debout. Beaucoup avaient perdu leurs brodequins
Mais continuaient, boitant, les pieds en sang. Tous estropiés, tous aveugles ;
Ivres de fatigue, sourds même au mugissement
Des obus de Cinq-neuf qui au bout de leur course, distancés, tombaient dans notre dos.
Les gaz ! les gaz ! Vite les gars ! Extase de tâtonnement,
Ajuster les masques peu pratiques juste à temps —
Mais voilà que quelqu'un se mit à hurler, à trébucher,
À se débattre comme un homme dans les flammes et la chaux…
Flou, derrière nos vitres embuées et l'épaisse lumière verte,
Comme une mer verte, je le vis se noyer.
Dans tous mes rêves, devant mes yeux impuissants,
Il plonge sur moi, se vide, s'étouffe, se noie.
Si dans certains rêves suffocants, vous pouviez vous aussi
Marcher derrière la charrette où nous l'avions jeté,
Et voir les yeux tout blancs rouler dans son visage,
Son visage qui pend, comme celui d'un démon malade du péché ;
Si vous entendiez, à chaque cahot, le sang
Qui gargouille et s'écoule de ces poumons empoisonnés,
Cancer obscène, tel le reflux amer de plaies
Infectes et incurables sur des langues innocentes, —
Mon amie, vous mettriez moins de zèle à répéter
À des enfants en mal de gloire désespérée,
Le vieux mensonge :
Dulce et decorum est pro patria mori.